
Lorsqu’elle articulait plusieurs fois un mot, son monde de sons devenait riche en syllabes. Sous le coup d’une émotion forte, parfois provoquée, Madame Beta glissait dans quelques facultés visionnaires qui lui permettaient de lire toutes sortes de formes fantastiques. Cette façon innocente d’aider l’imagination ne pouvait arrêter ses élocutions, son interruption de la parole, son bégaiement.
– B. b. b..b…bbbbb, balbutiait-elle, et son visage se crispait de l’effort.
À la nuit tombante, elle s’asseyait près de la fenêtre et, commençait à compter les étoiles. Dans le silence, Madame Beta aimait entendre les battements du cœur jusqu’à l’épuisement. Mais nommer les étoiles, fut certainement plus proche de sa création. C’est seulement auprès du ciel qu’elle cherchait une place, un point d’appui cosmique.
Son livre de chevet sur le cosmos, l’accompagnait partout où elle se déplaçait.
Quand la fatigue physique l’envahissait, ses sens devenaient maladroits, mais l’esprit prenait le dessus. Les murmures émis par son expression vive, explosaient comme un souffle que l’on interromprait. Une chute dont elle ne se lassait pas. Elle chantait une vieille chanson qu’elle aimait beaucoup :
Heure exquise
Qui nous grise
Lentement !
La caresse
La promesse
Du moment…
Ô épurement des mots ! Happés de joie, ses mots ne s’épuisaient pas, ne se heurtaient pas devant la chanson. Au-dessus de sa tête, un son fluide et musical circulait en volutes, comme une ritournelle.
Elle se sentait plus libre de s’avancer vers une fécondité infinie, afin de recevoir sans la contraindre l’impulsive coulée de la vie.
Ainsi sa voix répétait-elle un refrain, tissait une mélodie comme une prière, un rite qu’elle eut exercé toute sa vie. Parfois, il arrivait que les paroles de sa chanson favorite s’accrochassent à la poignée de la fenêtre se mouvant dans un feu interne pour devenir autre chose. Consciente de leur existence, prise dans un monde de métamorphoses, elle fixait un espace qu’elle semblait avoir conquis. Les yeux au ciel, Madame Beta, projetait à travers une épaisse couleur de crépuscule et d’aube une figure se déplaçant horizontalement pour aboutir à un tracé épars de ruban. Voulant surmonter l’angoisse par un vertige spatial empli de rythmes et de codes cosmologiques, une cadence à la “Beta” triomphait.
Se levant de son fauteuil rempli de coussins bleus, la fougue de la ritournelle la captait.
Bruissement qui fredonnait comme Beta, du chaos vers le cosmos !
Madame Beta comptait et à la fois répétait :
Soleil
Sirius
ÉpiMimosa
Alpha
Atria
Alphard
Antarès
Bellatrix … Soleil, Sirius….
Point de mots entrecoupés. Un tournoiement d’astres, une rondelle de sons virevoltaient entre le ciel et sa chambre. Le cercle perçait ses vitres, s’entremêlait avec la mélodie. Comme une image pivotant d’un territoire vers un espace, entre lignes de fuite, une ondulation fugace acquit peu à peu les sphères lumineuses d’une trainée de sons « Beta » ! Et de là, une pulsion acoustique se délivra.
Madame Beta faisait usage de ce pouvoir magique de figuration pour réitérer un rythme transitoire, un combat nocturne de va-et-vient – ultime message absolu – allant rejoindre le mystère des étoiles, prompt à la vitesse infinie d’un signal sonore. Sa vie.
Ce texte est une version modifiée et augmentée de « La Ritournelle », extrait de « Surface suivi de Case-ciel », publié aux éditions du Petit Véhicule, en 2019.