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Quand on jouait à la guerre – citation – Nimbes

« Celui qui me parle à présent, c’est un militaire. Il porte une couleur kaki, Il n’a pas de tête. Pas de corps. C’est un uniforme qui flotte, entièrement flou, qui rôde et me réprimande. Plongée dans un passé « guerrier », ce jour, je vais déposer dans un paquet mon uniforme militaire, soigneusement lavé. Une signature m’attend. Mais qu’ai-je fait, donc, pour être avisée par cet uniforme qui parle? Une faute? Aurais-je commis l’acte infâme de « désertion » ?

Il paraît que j’ai abandonné mon poste « d’infirmière » et mon fusil Modèle 56 en quittant la ville où se déroulait l’entraînement militaire (Zborr, appellation en langue albanaise, appartenant à cette époque) – un séjour  de deux semaines pendant la période communiste – pour rentrer dans la capitale et ne plus y retourner.

Je garde encore l’image de cette ville, située à environ 30 kilomètres de la capitale pour m’y réfugier et m’entraîner, habillée en uniforme militaire, et accompagnée du fusil Modèle 56 dont je connaissais le maniement grâce aux cours reçus au lycée. Il pesait lourd ce fusil, comme mes paupières – un acte presque voulu, ce dernier – pour me projeter dans cette chronique de voyage qui se déclinait au fur et mesure que notre camionnette arrivait dans cette ville inconnue pour moi.

Est-ce la lumière des boutons en jaune d’or de mimosa manqués que je cherchais à travers cette face cachée, ce souvenir marquant, inscrit dans mon carnet de voyage intime? Est-ce un hasard que dans mon étrange état, ces mimosas flétris, offerts, me rappelaient d’autres floraisons, le retour d’une époque, d’une ville où j’allais m’installer? Ce fut bien Mamurras, le nom de cette ville, appelée autrement « la Ville des Mimosas », à cause de ses plantations abondantes des fleurs éponymes. C’est ainsi que commença mon entraînement dans un centre de soins pour les infirmiers, se trouvant à l’intérieur d’une caserne militaire, avec mes camarades de classe et une foule d’étudiants et professeurs, tous vêtus en uniformes. Menant la vie d’un soldat, avalant une nourriture dégoûtante, dans des récipients en métal de guerre, les réveils à l’aube – pour faire la gymnastique du matin – sous les hauts-parleurs vociférants des professeurs « militaires », étaient le refrain monotone et effréné d’une vie d’infirmière en pleine guerre…J’étais censée soigner des blessés. Ma tâche n’était pas aussi rude et violente que celle de mes camarades qui s’entraînaient en rampant sur des terrains montants. Je méprisais cet endroit de leurre, cette mascarade folle où nous avions un rôle qui ne serait jamais joué, – lors d’un « vrai  encerclement militaire », – un substitut du moi qui m’introduisait au milieu d’un mensonge de masse dont je faisais partie.

Je dormais dans un dortoir où se trouvaient uniquement des filles, le fusil à côté de mon lit, mon fidèle compagnon dont je devais prendre grand soin et le nettoyer, et surtout, ne jamais le quitter. Comme les blessés manquaient, ma tâche d’infirmière se réduisait à des conversations de routine entre camarades, des sujets qui parlaient d’une autre vie, celle de nos études et contrariétés. Nous étions tous de bons comédiens. Et c’est ainsi que moi, l’infirmière, témoin d’une attaque militaire, à venir, d’un ennemi imaginaire, je jouais à la guerre. »

Nimbes, Fauves éditions, 2018

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