
« Ne cesse pas de reculer derrière toi-même. Et de là contemple… »
René Daumal (1908-1944), je l’ai découvert grâce à la revue Le Grand Jeu , fondée avec ses trois amis Roger Vailland, Roger Gibert-Lecomte et Robert Meyrat qui connaîtra seulement trois numéros de 1928 à 1930.
Si dans ses prémisses, Le Grand Jeu sacrifie à une démarche de rupture radicale avec l’ordre établi et témoigne d’un refus aux intonations libertaires des structures sociales, ce mouvement à l’instar de René Daumal, sans renier la critique sociale reconsidérera positivement l’apport de la tradition. Se dessine ainsi chez Daumal une quête spirituelle marquée par l’influence de René Guénon qui le conduira à s’intéresser très intensément à une Inde « initiatique ». Dès lors, sa critique d’une certaine misère de l’Occident le conduira à œuvrer au nom d’une certaine compréhension de l’œuvre philosophique de Hegel à la recherche de l’Un et à prôner, à l’instar de son ami Roger-Gilbert Lecomte, un monisme radical. Plus tard, il verra dans la pensée de Spinoza, une doctrine plus compatible avec ses lectures hindouistes que le corpus du philosophe de Iéna. Sa conception cyclique du temps le conduira à assigner comme tâche à la révolution la restitutio in intégrum, soit une restauration de l’unité primordiale.
Dès lors, le verbe porté à l’incandescence par la poésie, va constituer l’instrument essentiel de la restitution de cette Parole absolue : « puisque c’est juste au moment où le Mot devient prononçable qu’il est prononcé, la parole poétique est, de tous les modes d’expression, nécessairement le plus » juste, le plus proche de la parole absolue ».
On comprend ainsi mieux pourquoi René Daumal ait formé le vœu que Le Grand Jeu s’appelât « la Voie », laissant ainsi percer ses affinités assumées avec la tradition.

Poète, critique, essayiste, indianiste, cette figure intrépide de l’avant-garde poétique à la marge du surréalisme, nous hante tant pas son souffle mystique que par sa lucidité. L’auteur du Contre- Ciel (Poésie, Gallimard) se veut épris de liberté. Son cri « Qui a soif me suive » s’apprête à nous conduire vers cette quête spirituelle et « transparente » à la fois où son verbe « en noir et blanc et noir et blanc » fait l’éloge de la révolte :
Je vous parle sans passion,
noir et blanc et noir et blanc,
clac ! vous voyez qu’on s’y fait vite,
je vous parle sans amour,
et pourtant vous savez bien…
-il faut être évident jusqu’à l’absurde
Le sillon poétique creusé par René Daumal empreint d’un regard critique des erreurs de jeunesse demeure onirique sans pour autant « rompre avec le silence », comme il le décrit sous un voile de déchirure mortelle:
Il suffit d’un mot
Nomme si tu peux ton ombre, ta peur
et montre-lui le tour de sa tête,
le tour de ton monde et si tu peux
prononce-le, le mot des catastrophes,
si tu oses rompre ce silence
tissé de rires muets, — si tu oses
sans complices casser la boule,
déchirer la trame,
tout seul, tout seul, et plante là tes yeux
et viens aveugle vers la nuit,
viens vers ta mort qui ne te voit pas,
seul si tu oses rompre la nuit
pavée de prunelles mortes,
sans complices si tu oses
seul venir nu vers la mère des morts –
dans le cœur de son cœur ta prunelle repose –
écoute-la t’appeler : mon enfant,
écoute-la t’appeler par ton nom.
Le Contre-Ciel, Poésie/Gallimard

Cependant, « cette soif » qu’il nous incite à éprouver est riche de son appétence pour les textes hindouistes consacrée par la publication d’un ouvrage posthume sur la langue sanscrite.
Voulant casser le dogme, sa quête reste pure et son verbe puissant.
« La recherche de la pureté, qui seule permet la réceptivité entière, le souci de l’authenticité, qui exige une constante remise en question de tout, constituent les principes de ce qui ressemble fort à une mystique, mais à une mystique qui refuse le carcan des religions. »
Et ainsi, Daumal nous convie à ressentir la « soif » de retrouver cette « Parole de vérité » en laquelle se conjugue révolution et tradition.